Une réglementation satisfaisante mais perfectible

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SUISSE: PROTECTION DES MINEURS ET CYBER-DÉLINQUANCE SEXUELLE

2023

Contribution invitée des auteurs: Christine BURKHARDT, Chargée de recherche en criminologie, Ecole des sciences criminelles, Université de Lausanne et Stefano CANEPPELE, Professeur en criminologie, Ecole des sciences criminelles, Université de Lausanne.

L’omniprésence des outils numériques dans la société d’aujourd’hui engendre une transposition des activités et des interactions humaines dans le cyberespace. Les modes de communication et d’échanges ne cessent d’évoluer en passant du message textuel à l’envoi de photos et vidéos, et maintenant à la réalisation de vidéos en direct. Néanmoins, ces changements présentent aussi divers risques pour une population qui obtient un accès à Internet de plus en plus tôt. Du fait de leur jeune âge, et parfois d’un manque de maturité, les enfants et les jeunes ne sont pas conscients et ne reconnaissent pas les dangers qu’ils peuvent rencontrer sur Internet et les médias sociaux. Telle une course à l’innovation, les mesures de prévention et de détection, tout comme les réglementations applicables, doivent s’adapter en continu à ces évolutions 2.0.
Le présent article se fonde sur une étude scientifique mandatée par l’Office fédéral des assurances sociales (Caneppele et al. 2022) qui avait pour objectif d’apporter une vision d’ensemble des acteurs et des initiatives – qu’elles soient préventives, juridiques, technologiques ou policières – entreprises dans le domaine de la protection des enfants et des jeunes contre les cyber-délits sexuels. Le mandat portait principalement sur quatre comportements en ligne que sont la production ou distribution de matériel pédopornographique via Internet, le cyber grooming, la sextorsion, et le live-streaming d’actes d’ordre sexuel. Après quelques considérations introductives sur la méthodologie et la mesure de la cyber-délinquance sexuelle, cette contribution se focalise sur certains aspects relevés par des experts en lien avec la réglementation entourant la criminalisation et la poursuite pénale des cyber-délits sexuels.
 
Les cyber-délits en quelques mots
? la production ou distribution de matériel pédopornographique via Internet inclut
notamment les représentations de contenus sexuels, focalisées sur les organes sexuels d’un
enfant et ayant pour but de susciter une excitation sexuelle ;
? le cyber grooming – ou pédopiégeage – consiste à entrer en contact avec un enfant sur
Internet à des fins sexuelles ;
? la sextorsion consiste à faire chanter l’enfant suite à l’acquisition de matériel numérique de
type sexuel, comme le fait de se procurer des photos osées d’un mineur au travers de réseaux
sociaux ;
? le live-streaming d’actes d’ordre sexuel consiste à diffuser en direct des actes d’ordre sexuel
effectués par l’enfant lui-même ou par une personne tierce sur l’enfant.
 
Une méthodologie mixte
Plusieurs approches méthodologiques ont été appliquées pour collecter les données et renseignements nécessaires. Une analyse documentaire paramétrée de la littérature scientifique récente a servi de point de départ afin d’établir des connaissances générales sur les phénomènes investigués. Une analyse documentaire paramétrée de la littérature grise a permis d’identifier des pratiques en Suisse et dans d’autres pays. Ensuite, un questionnaire en ligne adressé à une pluralité d’institutions suisses a apporté une perspective plus locale sur les mesures implémentées et les collaborations. Enfin, des entretiens avec des experts – provenant de Suisse et d’ailleurs – ont contribué à approfondir certains aspects d’intérêt et à mettre en lumière les challenges, les lacunes ainsi que des pistes de réflexion en vue d’améliorer les pratiques existantes.
 
Un portrait partiel de la cyber-délinquance sexuelle
Afin de mesurer l’ampleur d’un phénomène criminel ou ses caractéristiques, l’on recourt à plusieurs types d’indicateurs. Cependant, en raison du caractère relativement récent de la cybercriminalité et des problèmes de représentativité des données policières – celles-ci n'apportant qu’une vue partielle de la criminalité réelle –, il est difficile de mesurer la cybercriminalité et d’établir une vision claire de l’ampleur et des caractéristiques de ce type de comportements criminels.
Pour l’année 2022, les statistiques policières suisses (SPC) présentent l’enregistrement de 2’820 cyber-délits sexuels (Office fédéral de la Statistique, 2023a). Les données montrent une majorité de personnes lésées mineures (62,8%) qui sont pour la plupart victimes d’actes de pornographie interdite, suivi de grooming, de sextorsion et finalement de live-streaming. Une autre caractéristique relevée par la SPC est le sexe des victimes. Sur les 267 victimes identifiées pour l’année 2022, 68,5% sont de sexe féminin (sans distinction d’âge). Une prépondérance de victimes féminines est observée pour tous les types de cyber-délits sexuels. Quant aux personnes prévenues, la SPC note une prédominance de personnes d’âge adulte et de sexe masculin (Office fédéral de la Statistique, 2023b). Mais nous rappelons qu’il est délicat de mettre en évidence des caractéristiques, car les informations peuvent être généralisées et mal interprétées, surtout pour des phénomènes récents où les connaissances académiques et des experts, de même que les dénonciations aux autorités policières, restent anecdotiques.
 
Les marges d’amélioration identifiées en termes de réglementation
Les entretiens menés avec des experts du domaine judiciaire ont permis d’établir le cadre réglementaire et de mettre en lumière certaines pistes d’amélioration. De manière générale, la cyberdélinquance sexuelle à l’encontre de mineurs – et plus particulièrement les quatre phénomènes d’intérêt – est traitée de manière satisfaisante par le droit suisse en vigueur. Plusieurs législations ont été révisées à la suite de la ratification des instruments internationaux tels que la Convention de Budapest et la Convention de Lanzarote, et les collaborations entre les parties prenantes se renforcent continuellement, notamment en matière judiciaire et policière. Toutefois, certains aspects sont encore perfectibles.

La criminalisation des cyber-délits sexuels
En termes de criminalisation des comportements, la réglementation en matière de production et distribution de pédopornographie, de sextorsion et de live-streaming semble faire l’objet d’un consensus général. Les dispositions pénales actuellement en vigueur offrent une réponse appropriée à ces comportements. En revanche, les avis sont plus partagés en ce qui concerne le cyber grooming. Alors que plusieurs infractions du Code pénal peuvent trouver application dans une situation de cyber grooming (not., art. 187 ch. 1 CP en relation avec l'art. 22 CP, art. 197 al. 1 et 4 CP, art. 198 al. 2 CP), certains experts interviewés ont soulevé la nécessité de pouvoir disposer d’une base légale spécifique criminalisant ce comportement avec un champ d’application élargi à des actes préparatoires ou antérieurs à la rencontre. Afin de protéger le développement sexuel harmonieux de l’enfant (bien juridiquement protégé dans le cas d’espèce), une norme complémentaire pourrait inclure les propositions indécentes et le processus de mise en confiance, voire de manipulation de l’enfant, qui interviennent avant la rencontre (Commission des affaires juridiques du Conseil des États, 2022; Meyer, 2020). Une telle disposition permettrait aussi de viser les auteurs qui se satisfont, et éprouvent un plaisir sexuel à échanger des propos à caractère sexuel avec des enfants, sans aller plus loin. Sans pouvoir y apporter une réponse, la pertinence d’une nouvelle disposition a également été abordée sur le plan répressif, en d’autres termes est-ce qu’une base légale plus large permettrait de procéder à l’arrestation d’un plus grand nombre de contrevenants ?
Dans le cadre de la révision actuelle du droit pénal en matière sexuelle, l’opportunité de créer une disposition spécifique pour le cyber grooming (ou pédopiégeage tel que nommé dans le cadre de la réforme) a été discutée. Néanmoins, il a été conclu que les normes en vigueur étaient suffisantes pour la criminalisation du cyber grooming.

La réglementation d’Internet
La majorité des experts interviewés s’accordent sur le manque de réglementation entourant Internet, notamment envers les fournisseurs de services de télécommunication et l’industrie des plateformes. D’une part, les experts souhaiteraient un renforcement de la réglementation envers les fournisseurs de services, en les obligeant à signaler tout contenu illicite. En Suisse, les fournisseurs de services de télécommunication sont déjà contraints par une telle réglementation (art. 46a al. 3 de la Loi sur les télécommunications, LTC). L’enjeu principal ici réside dans le caractère transnational de la cybercriminalité. Bien que la Convention de Budapest ait facilité l’accès à certaines données informatiques, les fournisseurs de services ne sont pas tenus d’accéder à la demande. D’autre part, certains pays n’ont pas ratifié la Convention sur la cybercriminalité (aussi nommée Convention de Budapest), les autorités devant alors conjuguer avec la législation propre à chaque pays. Le deuxième Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité – ouvert à la signature le 12 mai 2022 – prévoit une base juridique notamment en vue de faciliter une coopération directe avec les fournisseurs de services pour la divulgation d’informations sur les abonnés (art. 7 dudit protocole). Selon les experts interviewés, cette disposition pourrait répondre en partie aux enjeux de coopération mais à l’heure actuelle la Suisse n’a pas signé ce nouveau traité.
Le second aspect soulevé par les experts concerne les mesures de sécurité implémentées sur les plateformes afin de protéger les mineurs. Faisant référence au concept de Security by design, les entreprises devraient considérer la sécurité des mineurs dès la conception d’une plateforme ou d’une application. Un exemple couramment cité par les experts sont les systèmes d’identification et de vérification d’âge des plateformes qui s’avèrent souvent peu fiables (ou facilement contournables). En ce sens, des technologies adaptées devraient être développées dans le respect de la protection des données, tout comme une réglementation appropriée en cas de manquements à ces normes de sécurité comme elle existe pour le contrôle d’âge lors d’achat d’alcool ou pour les jeux d’argent dans le monde hors ligne.

Le triage de matériel pédopornographique
A l’heure actuelle, les plateformes de signalement de matériel pédopornographique existantes en Suisse sont habilitées à recevoir uniquement des liens URL, qu’elles doivent ensuite transmettre aux autorités compétentes (c’est-à-dire fedpol). Partant de cet état de fait, un expert du milieu judiciaire a évoqué l’opportunité d’introduire une base légale autorisant, sous certaines conditions, une entité non-policière – entreprise privée ou fondation comme NCMEC aux Etats-Unis, le Centre canadien de protection de l’enfance au Canada ou l’Internet Watch Foundation au Royaume-Uni – à recevoir du matériel pédopornographique et d’en effectuer un premier triage. Un tel changement de pratique permettrait de décharger la police en leur transmettant uniquement les contenus illicites au regard du droit suisse. A titre d’exemple, en 2021, fedpol a reçu 7’176 signalements de contenus potentiellement illégaux de la part de NCMEC (fedpol, 2022). Finalement, toujours selon cet expert, cette lacune juridique empêche également la Suisse d’intégrer des réseaux internationaux de lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs en ligne, comme le réseau mondial INHOPE.
 
Conclusion
Plusieurs éléments de réglementation ont pu être discutés dans le cadre de cette étude. Bien qu’une latitude d’amélioration existe, le droit suisse est considéré comme étant satisfaisant. Toutefois, en criminalisant ces comportements, le droit en vigueur n’apporte qu’un premier arsenal de mesures pour lutter contre la cyber-délinquance sexuelle à l’encontre des mineurs. D’autres facteurs doivent être pris en compte en ce qui concerne la détection, l’identification et la poursuite pénale de ces actes et des contrevenants.
La protection des mineurs est une affaire de tous et en ce sens une approche holistique est à privilégier pour mieux prévenir et lutter contre la cyber-délinquance sexuelle. Dans le respect des champs de compétence propre à chacun, un renforcement de la coordination entre les acteurs du domaine de la protection des mineurs au sein d’une stratégie nationale est encouragé. Cela requiert également une meilleure connaissance de ces phénomènes. Ainsi, la production de recherches scientifiques est recommandée pour concevoir des politiques de lutte en adéquation avec l’évolution des phénomènes et de la société en Europe.
 
Références
Caneppele, S., Burkhardt, C., Da Silva, A., Jaccoud, L., Muhly, F., & Ribeiro, S. (2022). Mesures de protection des enfants et des jeunes face aux cyber-délits sexuels étude ; mandatée par l’OFAS. Aspects de la sécurité sociale. Rapports de recherche n° 16/22.
Commission des affaires juridiques du Conseil des États (2022). Harmonisation des peines et adaptation du droit pénal accessoire au nouveau droit des sanctions. Projet 3 : loi fédérale portant révision du droit pénal en matière sexuelle. Rapport de la Commission des affaires juridiques du Conseil des États.
fedpol (2022). Rapport annuel fedpol 2021. fedpol en chiffres, Lutte contre la pédocriminalité.
Meyer, P. (2020).
Sollicitation d'enfants à des fins sexuelles en ligne : lacunes légales et solutions en Suisse (Mémoire de Master en Droit), Université de Lausanne.
Office fédéral de la statistique (2023a). Criminalité numérique : Modes opératoires de criminalité numérique et personnes lésées, Suisse, Année 2022. Tableau 19.02.09.01.03
Office fédéral de la statistique (2023b). Criminalité numérique : Modes opératoires de criminalité numérique et personnes prévenues, Suisse, Année 2022. Tableau 19.02.09.01.02
 
Accès direct au rapport du Conseil fédéral (admin.ch)

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