Réduction de peine pour un viol à Bâle («Basler Vergewaltigungsurteil »)

SUISSE: DROIT PÉNAL

Arrêt de l'Appellationsgericht de Basel du 30 juillet 2021 publié le 17 novembre 2021 (SB.2021.9)

Dans cet arrêt, l’Appellationsgericht a condamné un homme pour viol en tant que coauteur, pour tentative de viol et pour agression sexuelle. Il a cependant réduit la peine qui avait été prononcée en première instance pour des motifs qui, lors de son prononcé le 30 juillet 2021, ont donné lieu à de nombreuses et fortes protestations en été 2021. La motivation écrite de l'arrêt, publiée le 17 novembre 2021, est décrite ci-après.
Les faits constatés par l’Appellationsgericht sont en substance les suivants. Alors qu’elle rentrait d’un bar en tram à l’aube, une femme (A) de 33 ans clairement sous l’effet de l’alcool a été aperçue par un homme (B) accompagné par un autre homme mineur d’âge (C). B et C s’étaient trouvés dans le même bar que A. B avait vu A avoir une relation sexuelle dans les toilettes de ce bar avec un homme (D) avec qui elle avait venait de faire connaissance. Dans le tram, B s'est rendu compte qu'il connaissait A (ils s’étaient connus dix ans plus tôt) et celle-ci l'a reconnu aussi. B et C ont proposé à A de la raccompagner à pied jusque chez elle, ce qu’elle a accepté. L’Appellationsgericht n’exclut pas que la victime, B et C se soient rapprochés verbalement ou physiquement avant de parvenir devant son domicile (consid. 6.5 et 8). Arrivée devant chez elle, A a annoncé à B et C ne pas vouloir les laisser entrer chez elle. Dans le sas d'entrée de la maison de A, C a alors agrippé A par derrière tandis que B a attiré la tête de A à hauteur de ses hanches en lui tirant les cheveux et forcé son sexe dans la bouche de A. Alors que celle-ci se débattait, C a retiré ses leggins et le slip de A et l'a violée alors qu'elle criait. B a ensuite tenté de violer A à son tour en la plaquant au sol mais il n’y est pas parvenu face à la résistance de A. C a ensuite éjaculé sur le visage de A. Alors que A criait encore, B et C ont pris la fuite. Ils sont partis dans un premier temps partis au Portugal le dimanche qui a suivi les faits. Par la suite, B s’est cependant remis spontanément à la police. B a été jugé par le Strafgericht de Basel-Stadt tandis que C a fait plus tard l’objet d’une procédure devant le Jugendbericht de Basel-Stadt. Le Strafgericht de Basel-Stadt a condamné B pour viol en tant que coauteur, pour tentative de viol et pour agression sexuelle.
Le Strafgericht avait condamné C à une privation de liberté de 4 ¼ ans. L’Appellationsgericht fixe une peine de 36 mois avec un sursis de 18 mois en suivant le raisonnement suivant fondée en particulier sur l'article 47 et l'article 49 al.1er du Code pénal.
Dans une première étape, l’Appellationsgericht constate que le fait le plus grave commis en l’espèce est le viol. Le viol commis en commun peut être puni d’une privation de liberté de 1 à 10 ans (article 190 du Code pénal) qui peut être augmentée jusqu'à 15 ans s'il a été commis en commun comme en l'espèce l’article 200 du Code pénal; consid. 10.4).
Dans une deuxième étape, l’Appellationsgericht fixe une peine hypothétique en ce qui concerne B pour le viol, l’agression sexuelle et la tentative de viol en se fondant sur la culpabilité de ce dernier.
En ce qui concerne la gravité objective des actes commis par B en tant que coauteur du viol commis par C, l’Appellationsgericht précise notamment que la culpabilité est relative: elle doit se mesurer à l’aune de la palette de comportements possibles dans un viol (consid. 10.4.1). Il indique que la culpabilité objective se mesure d’abord à l’aune des moyens de contrainte employés et de leur impact sur la victime et ensuite eu égard à l’intensité de l’acte, aux efforts employés, à la brutalité et à la cruauté envers la victime. Il ajoute que le caractère abject de l’acte commis est d’autant plus élevé que la victime est jeune (consid. 10.4.2). En l’espèce, il relève les éléments suivants à la charge de B: le viol a été commis quasi dans l’antichambre de la maison de A (ci-après «la victime»), celle-ci était alcoolisée et pouvait donc réagir moins facilement, et le viol a eu lieu sans protection. Il relève les éléments suivants à la décharge de B: le fait que sa contribution au viol s’est limitée à rendre possible le viol de la victime par C, le « rôle clairement plus actif » de C dans l'agression (« deutlich aktivere Rolle »), le fait que, selon l'Appellationsgericht, B et C n'ont pas été «particulièrement violents» (« nicht sonderlich gewalttätig »), la victime n’ayant quasi pas de blessure après les faits, la durée du viol qu'il juge relativement courte («von relativ kurzer Dauer») – tout en précisant ne pas vouloir affirmer par là qu’un viol de court durée ne peut pas entraîner un lourd traumatisme – parce que le viol de C suivi de la tentative de viol de B ont eu une durée totale de maximum six à sept minutes et enfin, le fait que la victime avait 33 ans au moment des faits et était une «femme sexuellement expérimentée» («sexuell erfahrene Frau»; consid. 10.4.2). Il estime certes comme le Strafgericht que l'éjaculation de C sur le visage de la victime était particulièrement humiliante («besonders entwürdigend»), mais il la qualifie d'excès du coauteur C sur lequel B n'a pas eu d'influence. Il juge dès lors que cet acte ne peut pas être pris en compte pour fixer la peine de B (consid. 10.3.2.). En ce qui concerne la gravité subjective du viol commis, l’Appellationsgericht tient compte du fait que B s’est rendu coauteur du viol avec intention directe et a poursuivi un motif égoïste. S’écartant de ce qu’avait estimé le Strafgericht, qui avait jugé que B avait abusé sans vergogne de la confiance de la victime qu’il connaissait depuis longtemps, l’Appellationsgericht part cependant de l’hypothèse selon laquelle B a décidé spontanément de violer la victime lorsque celle-ci a refusé de laisser B et C entrer chez elle parce que cela aurait déçu son espoir – fondé sur le fait qu’il l'avait vue avoir des rapports sexuels avec un autre homme dans les toilettes d'un bar – d’avoir une relation sexuelle avec elle (consid. 6.5 et 10.4.3). Il précise cependant que les rapports sexuels de la victime dans les toilettes du bar n'entraînent pas qu'elle aurait une part de responsabilité dans le viol qu'elle a ensuite subi (consid. 10.4.3). L’Appellationsgericht conclut que la culpabilité de B peut être classée de «moyennement grave» («knapp mittelschwer») et mérite dès lors une privation de liberté de 24 mois (consid. 10.4.4). Bien que le viol a été commis en commun, l’Appellationsgericht estime que ce cas est moins grave comparé à d’autres cas de viols en commun parce que selon lui, aucune violence excessive n’a été exercée et que les faits ont été de courte durée («Weder wurde exzessive Gewalt auf die Privatklägerin ausgeübt, noch dauerte der Vorfall lange an»). Cela justifie selon lui de n’augmenter la peine hypothétique de 24 mois que d’un seul mois, soit 25 mois au total (consid. 10.4.5).
Le sexe oral auquel B a contraint la victime est quant à lui punissable d’une peine pécuniaire ou d’une privation de liberté allant jusqu’à 10 ans (article 189 du Code pénal), qui peut être augmentée jusqu’à 15 ans parce que cette agression sexuelle a été commise en commun (consid. 10.5). L’Appellationsgericht précise que la peine pour de tels faits ne peut pas être considérablement moindre que pour un viol. A la décharge de B, il estime cependant que le sexe oral contraint par B semble avoir joué un rôle moindre parce que la victime n’en a pas fait état dans ses premières dépositions à la police et que selon ses dépositions subséquentes, le sexe de B ne s’est trouvé que de façon «très courte» («nur sehr kurzzeitig») dans sa bouche et sans écoulement de sperme. Il estime donc que cette agression sexuelle n’était «pas une atteinte si intensive» par rapport à d’autres cas de sexe oral contraints («Verglichen mit anderen Fällen sexueller Nötigung durch Oralverkehr handelt es sich demnach um einen nicht so intensiven Eingriff») et qu’il donne dès lors lieu à une culpabilité «de gravité faible à la frontière d’une gravité moyenne» dans le cadre des agressions sexuelles («Insgesamt ist bei diesem Übergriff von einem gerade noch leichten, im Grenzbereich zu einem mittelschweren Verschulden (innerhalb des Rahmens sexueller Nötigungen) auszugehen»; consid. 10.5.1). Il estime dès lors qu’une peine hypothétique de privation de liberté de 16 mois est appropriée et l’augmente d’un mois en raison du fait que l’agression sexuelle a été commise en commun, ce qui la porte à 17 mois au total (consid. 10.5.3).
En ce qui concerne la tentative de viol commise par B après le viol commis par C, pour laquelle une peine jusqu’à dix ans (sans minimum) peut être prononcée et augmentée jusqu’à 15 ans en raison du fait que la tentative d’infraction a été commise en commun (consid. 10.6), l’Appellationsgericht tient compte, à la décharge de B, du fait que B était seul à maintenir la victime au sol dans sa tentative, de sorte que celle-ci a pu se défendre avec succès, et que la tentative a eu une durée que l'Appellationsgericht qualifie d'«extrêmement courte» («äusserst kurz»). Il estime donc que la culpabilité est légère («knapp leicht») en l’espèce. A la charge de B, l’Appellationsgericht note que des cas «d’importance encore moindre» («noch leichtere Fälle») sont imaginables. Sur cette base, il fixe une peine hypothétique de 18 mois qu’il augmente d’un mois, soit 19 mois au total, parce que les faits ont été commis en commun (consid. 10.6.2). Se fondant sur l’article 22 du Code pénal, il réduit cette peine hypothétique à un total de 13 mois pour les motifs que B aurait pu parvenir à ses fins en faisant preuve d’une violence plus grande, que la victime n’avait «quasi pas de blessures corporelles» («körperlich kaum Verletzungen») après les faits, que B n’a pas été particulièrement obstiné et qu’aucune trace de B n’a été trouvée sur la victime (consid. 10.6.3).
Dans une troisième étape, l’Appellationsgericht fixe la peine totale en augmentant la peine hypothétique identifiée pour le viol. En raison de la jurisprudence du Tribunal fédéral selon laquelle la contribution d’une infraction à la culpabilité totale est plus petite si des infractions en concours se trouvent dans un rapport étroit sur le plan matériel, temporel et situationnel (consid. 10.7.1) et vu qu’un tel rapport étroit existe en l’espèce, il estime que la contribution totale des infractions à la culpabilité s’en trouve atténuée (consid. 10.7.2). Il augmente la peine hypothétique fixée pour le viol (23 mois) de 10 mois en raison de l’agression sexuelle et de 7 mois pour la tentative de viol, ce qui la porte à 42 mois (consid. 10.7.2).
En raison notamment du fait que B s’est rendu volontairement à la police après sa fuite au Portugal alors que la Suisse n’aurait pas pu exiger du Portugal son extradition, l’Appellationsgericht réduit cependant la peine à 36 mois (consid. 10.8).
L’Appellationsgericht prononce également un sursis de 18 mois sur la base de l’article 43 du Code pénal (consid. 10.11.3). En application de l’article 66a du Code pénal, il prononce en outre l’expulsion de B pour une durée de 6 ans (consid. 11.5.4). Enfin, l'Appellationsgericht reconnaît que les infractions ont «considérablement blessé la victime dans son intégrité corporelle, sexuelle et psychique» («Mit der Tat hat der Berufungskläger die Privatklägerin erheblich in ihrer körperlichen, sexuellen und seelischen Integrität verletzt.» ; consid. 12.3). Il ordonne ainsi le paiement par B d’une indemnité équitable à la victime. Il fixe cependant ce montant à 9000 euros avec intérêts au lieu des 12000 euros ordonnés en première instance notamment parce qu’il estime que la culpabilité de B n’est que moyennement grave et qu’il ne dispose pas de rapport médical actuel sur les conséquences psychiques des faits sur la victime (consid. 12.3).
De son côté, le Jugendgericht de Basel-Stadt a acquitté C par un jugement prononcé le 18 novembre 2021 en raison de doutes sur sa culpabilité.
 
Commentaire d’Alexandre Fraikin :
Lors de son prononcé, cet arrêt rendu le 30 juillet 2021 avait été critiqué notamment parce que l’Appellationsgericht avait – selon la presse – indiqué que la victime avait « joué avec le feu » et «envoyé  des signaux aux hommes» (cf. Bz Basel, 30 juillet 2021) et qu’il avait tenu compte de la durée jugée courte du viol dans son appréciation. Cela avait donné lieu à des manifestations de protestation.
Dans la motivation écrite de son arrêt publiée le 17 novembre 2021, l'Appellationsgericht ne se réfère pas à des signaux envoyés et n'utilise pas l’expression « jouer avec le feu ». Il prend au contraire le soin d’indiquer que les rapports sexuels que la victime a eus dans les toilettes du bar n’entraînent pas pour elle une part de culpabilité. Toutefois, l’Appellationsgericht s’est fondé notamment sur le fait que B avait vu la victime avoir des rapports sexuels aux toilettes d’un bar avec un autre homme pour en déduire que ce dernier pouvait avoir espéré avoir lui aussi une relation sexuelle consentie avec elle en la ramenant chez elle. Or, le fait pour une femme d’avoir des rapports sexuels dans les toilettes d’un bar avec un homme ne signifie pas qu’elle pourrait souhaiter avoir les mêmes rapports avec d’autres hommes, qui plus est dans la même soirée : elle n’en devient pas disponible. Faire état de la possibilité factuelle d’un tel raisonnement sans le soumettre à un jugement critique risque de contribuer à sa perpétuation. Cela peut conduire aussi indirectement à culpabiliser la victime sur le plan psychologique. En outre, l’arrêt expose en détail le témoignage de D concernant chacun des actes sexuels qu’il a eus dans les toilettes avec la victime (consid. 5.3.5), alors pourtant que ces actes sont bien distincts du viol ayant fait l’objet des poursuites. On peut douter qu’un tel degré de détails intimes était nécessaire pour établir la matérialité des faits ou fonder le raisonnement suivi par l’Appellationsgericht. Or, par un arrêt du 27 mai 2021, la Cour européenne des droits de l’homme a déjà constaté une violation du droit au respect de la vie privée par un tribunal italien qui, dans un jugement statuant sur des poursuites pour viol, s’était exprimé inutilement et de façon inappropriée notamment sur les relations sentimentales de la victime. Il pourrait en être ainsi également de la description en détail de rapports sexuels consentis entre la victime et une personne étrangère au viol. On ne voit en effet pas comment de tels rapports intimes pourraient légitimement jouer un rôle dans l’appréciation de la culpabilité d’autres personnes qui se sont rendues coupables d’un viol envers la victime par la suite.
Pour fixer la peine, l’Appellationsgericht a appliqué divers critères tenant compte des circonstances concrètes. Cela semble nécessaire vu la grande fourchette de peine applicable en l’occurrence (privation de liberté de 1 an à 15 ans). Il s’agit de vérifier le degré de culpabilité au sein de l’infraction concernée (consid. 10.4.1). L’Appellationsgericht reconnaît en outre que les infractions ont «considérablement blessé la victime dans son intégrité corporelle, sexuelle et psychique» (consid. 12.3). L’Appellationsgericht précise aussi qu’en tenant compte de la durée du viol plus courte que dans d’autres cas, il n’affirme pas qu’une agression sexuelle de durée courte ne peut pas entraîner un lourd traumatisme chez la victime (consid. 10.4.2). La mention systématique de chacun des aspects qui auraient pu être encore plus horribles donne cependant l’impression que les faits pourtant sordides sont minimisés, même si ce n’est pas le but. Ainsi, mentionner un âge supposé moins vulnérable et une durée jugée relativement courte par rapport à d’autres cas en tant qu’éléments atténuant la culpabilité donne de facto l’impression que les faits sont minimisés, alors pourtant qu’une personne peut être anéantie par un viol quel que soit son âge et qu’un viol est traumatisant quelle que soit sa durée. Quant au caractère «sexuellement expérimenté» de la victime retenu comme critère pour atténuer la culpabilité de l’auteur d’un viol, il semble reposer sur un stéréotype contestable selon lequel l’impact d’un viol se trouverait potentiellement atténué si on a déjà eu des rapports consentis, alors pourtant que ces expériences n’ont rien à voir l’une avec l’autre. D’autres constats pourraient en outre être formulés autrement, en particulier lorsque l’Appellationsgericht indique qu’aucune «violence excessive» n’a été commise. En effet, toute violence commise pour violer une personne est excessive en soi. En l’occurrence, la victime a été tirée par les cheveux par B, violée et agressée sexuellement par B et C en même temps et plaquée au sol par B dans le cadre d’une tentative de second viol. La Cour a certes voulu dire que la violence commise était moindre que dans d’autres cas de viols avec coups et blessures. La formulation conduit cependant à minimiser l’horreur vécue par la victime. En outre, des coups et blessures constituent une infraction distincte du viol. Par ailleurs, même si la jurisprudence du Tribunal fédéral prévoit que la contribution d’une infraction à la culpabilité totale est plus faible si les infractions en concours se situent dans un rapport matériel, temporel et situationnel étroit, il serait judicieux de retenir des exceptions dans les cas où la simultanéité des actes commis renforce le caractère humiliant et psychologiquement destructeur des faits. Tel est le cas de la combinaison d’un viol et d’un rapport oral forcé qui sont imposés simultanément par deux personnes.

Accès direct à l'arrêt (rechtsprechung.gerichte.bs.ch)