Deuxième rapport étatique de la Suisse sur la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul: dans les grandes lignes et entre les lignes

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Gender Law Newsletter FRI 2025#4, 01.12.2025 - Newsletter abonnieren

SUISSE: RAPPORT ÉTATIQUE RELATIF À LA MISE EN ŒUVRE DE LA CONVENTION D'ISTANBUL (CONTRIBUTION INVITÉE)

Contribution invitée d'Anne-Laurence Graf, docteure en droit de l’Université de Genève, titulaire du brevet suisse d’avocate, chercheuse affiliée au Centre Droits et migrations (EDEM) de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (Belgique) relative au deuxième rapport étatique de la Suisse relatif à Convention d’Istanbul du 26 septembre 2025

La Suisse a soumis son 2e rapport de mise en œuvre de la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique) au GREVIO, l’organe chargé de surveiller l’application de cette convention. Les grandes lignes du rapport de la Suisse sont esquissées ci-dessous et son contenu entre les lignes fait l’objet d’une brève critique de la perspective d’une chercheuse en droit des migrations et violences liées au genre.

Le 26 septembre 2025, le Conseil fédéral a adopté le 2e rapport étatique de mise en œuvre de la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique[1]) par la Suisse (ci-après "le rapport"). Le rapport est rédigé à l’attention du GREVIO (Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique)[2] et suit le fil des questions que celui-ci a adressées à la Suisse dans son questionnaire[3]. En raison des compétences importantes détenues par les cantons et les communes dans les domaines couverts par la Convention d’Istanbul[4], le rapport inclut, au-delà de la seule pointe de l’iceberg fédérale (plan d’action national de mise en œuvre de la Convention d’Istanbul 2022-2026, modifications de la législation fédérale notamment en matière de violences sexuelles, etc.), de très nombreux exemples de pratiques, de modifications législatives et de processus issus des 26 cantons. Le rapport est structuré en quatre grandes parties («I. Changements» en matière de politiques globales et de ressources financières; «II. Informations» à propos de la mise en œuvre de certaines dispositions de la Convention dans des domaines identifiés comme étant prioritaires ; «III. Nouvelles tendances» en Suisse s’agissant de la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ; et «IV. Données» à propos des statistiques). Il est complété par une annexe exposant les plans cantonaux et les statistiques (policières et en matière d’aide aux victimes).
 
Nous exposerons ci-dessous un bref aperçu des grandes lignes de chacune des parties dudit rapport (1) avant de mettre en lumière certains aspects qui nous semblent insuffisamment traités par la Suisse dans son rapport (2).

I. Les grandes lignes du rapport 

La première partie du rapport décrit les évolutions survenues depuis 2021 aux niveaux fédéral, cantonal et communal dans les politiques relatives à la prévention, à la protection des victimes et à la poursuite des auteurs des violences visées par la Convention d'Istanbul. Trois domaines sont abordés, sur la base du questionnaire du GREVIO, qui correspondent à la mise en œuvre des art. 7, 8 et 11 de la Convention d’Istanbul: les stratégies et politiques globales, les mesures visant à favoriser les droits et l’autonomisation des femmes et les ressources financières allouées dans les domaines couverts par la Convention d'Istanbul. A relever au niveau fédéral: la révision partielle (à l’état de projet) de la loi sur l’aide aux victimes s’agissant de l’aide médicale et médico-légale d’urgence pour les victimes de violences visées par la Convention d'Istanbul[5]. A noter au niveau cantonal: le rapport liste les mesures (plans, lois, etc.) cantonales qui reprennent les définitions consacrées à l’art. 3 de la Convention d’Istanbul[6].
 
La deuxième partie du rapport présente, article par article (art. 12, 14, 15, 16, 18, 20, 22, 25, 31, 48, 49, 50, 51, 52, 53 et 56 de la Convention d'Istanbul), les mesures mises en œuvre dans les domaines couverts par la Convention d'Istanbul, notamment la prévention, la sensibilisation, la formation, les dispositifs spécialisés de soutien, la gestion des risques, les interventions d’urgence et l’accès à la justice. À relever au niveau fédéral: le rapport mentionne l’introduction du Swiss Homicide Monitor, qui prévoit dès 2025 un recensement continu de tous les homicides consommés par les ministères publics, ainsi que la mise en place d’un Swiss Femicide Monitoring intégré à ce dispositif[7]. Il décrit également les prestations de soins médicaux, notamment gynécologiques, disponibles dans les centres fédéraux pour requérant·e·s d’asile (CFA), notamment les modalités d’accès aux soins pour les femmes migrantes[8]. Au niveau cantonal, le rapport décrit notamment les dispositifs cantonaux standardisés assurant la prise en charge médicale et médico-légale des victimes de violences sexuelles et domestiques au sein des hôpitaux[9] et relève en particulier le projet-pilote (2024-2026) Forensic Nurses dans le canton de Zurich[10].

La troisième partie du rapport présente les nouvelles tendances observées depuis 2021 dans les domaines couverts par la Convention d'Istanbul, en particulier l’évolution des formes de violence, des cadres législatifs, des pratiques cantonales et des dispositifs institutionnels. Le rapport relève en particulier l’émergence des formes numériques de violence (surveillance numérique ou cyber-contrôle)[11]. À relever au niveau fédéral : l’entrée en vigueur de la révision du droit pénal en matière sexuelle (depuis le 1er juillet 2024) et du nouvel art. 50 de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI)[12]  le 1er janvier 2025 sur l’octroi et la prolongation des autorisations de séjour pour les femmes migrantes (ayant entraîné le retrait de la réserve de la Suisse à l’art. 59 de la Convention d’Istanbul), ainsi que l’adoption en juin 2025 par le Parlement d’une norme pénale spécifique relative au harcèlement obsessionnel (stalking).

La quatrième partie du rapport présente les données statistiques disponibles pour les années de référence, en particulier celles issues de la statistique policière de la criminalité (SPC) et des statistiques judiciaires. Le rapport relève ainsi qu’en 2024, 8268 femmes ont été victimes de violences domestiques (7996 en 2022 et 8044 en 2023) et 4075 (4129 en 2022 et 3827 en 2023) de violences sexuelles selon la SPC. Par ailleurs, selon la statistique sur l’aide aux victimes, le nombre de consultations de victimes ou de proches de sexe fe?minin ou? il y avait une relation familiale (couple, partenariat, ou autre relation familiale) entre la victime et l'auteur pre?sume? de l'infraction s’e?levait a? 15 720 personnes en 2022, 16 429 personnes en 2023, et 17 298 personnes en 2024.

II. Le rapport entre les lignes

S’agissant de l’accès aux soins de santé, en particulier gynécologiques, dans les centres fédéraux pour requérant·e·s d’asile (CFA), le rapport présente principalement les bases légales et les prestations théoriquement disponibles, mais élude largement les obstacles pratiques auxquels les femmes migrantes sont confrontées. Or, plusieurs études, dont celle du Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH) réalisée en 2019 sur mandat du SecrLtariat d'Etat aux migrations (SEM) en réponse au postulat Feri[13], ont mis en évidence des difficultés récurrentes liées aux barrières linguistiques, à l’insuffisance d’interprétariat communautaire, ainsi qu’à des obstacles culturels spécifiques dans l’accès aux soins gynécologiques et à la santé sexuelle et reproductive des femmes et filles relevant du domaine de l’asile. Ces éléments, bien documentés au niveau cantonal et fédéral, ne se reflètent que très partiellement dans le rapport alors même qu’ils influencent concrètement la capacité des femmes migrantes à obtenir des soins adéquats et en temps utile en cas de violences sexuelles et domestiques.

La présentation de la mise en œuvre du nouvel art. 50 LEI reste également très succincte dans la Partie III du rapport. Le rapport mentionne la révision législative entrée en vigueur en janvier 2025, mais ne développe pas les enjeux pratiques et interprétatifs qui demeurent ouverts. Or, l’application cohérente de la disposition dépend largement des directives du SEM, en particulier en ce qui concerne la définition de la violence domestique, l’appréciation de la dépendance personnelle grave et l’examen des liens sociaux qui permettent une prolongation du séjour. Une interprétation conforme à la Convention d’Istanbul est déterminante pour garantir que les femmes concernées puissent effectivement bénéficier de la protection prévue par le nouvel art. 50 LEI, ce que le rapport n’aborde pas du tout.

Enfin, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) a déploré que le rapport ne traite pas de la reconnaissance de la violence fondée sur le genre comme motif d’asile[14]. Cette omission s’explique probablement par la structure du questionnaire du GREVIO, auquel le rapport se limite strictement. Cela n’empêche pas que certaines décisions récentes (datant de juillet 2025) du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW)[15] ont critiqué la Suisse pour son examen des demandes d’asile fondées sur le genre, notamment en ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité, l’analyse des risques de violence en cas de retour et la prise en compte des vulnérabilités spécifiques. Ces développements, significatifs pour l’application de la Convention d’Istanbul dans le domaine de l’asile, ne sont pas intégrés au rapport. Ils devraient toutefois à notre avis être traités dans le cadre de l’évaluation par le GREVIO.

Ce bref commentaire se concentre sur les aspects liés au statut de séjour, à l’asile et à l’accès aux soins des femmes migrantes, en raison de mon expertise dans ce domaine. Les rapports des organisations non gouvernementales, attendus dans le cadre du cycle d’évaluation, aborderont sans aucun doute de manière plus approfondie d’autres éléments du rapport étatique qui appellent également une analyse critique.

III. Conclusion

Le rapport propose une synthèse structurée des mesures déployées en Suisse (Confédération, canton, communes ainsi que, sur mandat, par la société civile) au titre de la Convention d’Istanbul. Cependant, plusieurs zones d’ombre demeurent, particulièrement dans le domaine de la migration. Les enjeux concrets liés à l’accès des femmes migrantes aux soins spécialisés, à la stabilité de leur statut de séjour ou encore à l’application, encore largement indéterminée, du nouvel art. 50 LEI ne sont évoqués qu’en marge, alors qu’ils constituent des conditions essentielles pour garantir une protection (ainsi qu’une prévention!) réelle et effective contre les violences fondées sur le genre. Ces dimensions, qui touchent à la fois aux pratiques institutionnelles, aux obstacles systémiques et aux vulnérabilités propres aux femmes concernées, appellent une analyse plus approfondie que celle fournie dans le rapport, tant leur portée est déterminante dans l’accomplissement des objectifs de la Convention.

 
[1] RS 0.311.35, en vigueur à l’égard de la Suisse depuis le 1er avril 2018.
[2]Art. 66 par. 1 de la Convention d’Istanbul : «Le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (ci-après dénommé «GREVIO») est chargé de veiller à la mise en œuvre de la présente Convention par les Parties».
 [3] Art. 68 par. 1 de la Convention d’Istanbul: «Les Parties présentent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, sur la base d’un questionnaire préparé par le GREVIO, un rapport sur les mesures d’ordre législatif et autres donnant effet aux dispositions de la présente Convention, pour examen par le GREVIO».
 [4] Cf. à cet égard la liste aux pages 4-5 du rapport ici commenté (à noter en particulier la poursuite pénale, l’aide aux victimes, la protection de l’enfant et de l’adulte et la prise en charge médicale des victimes).
 [5] Rapport, p. 7.
 [6] Rapport, pp. 9-10.
 [7] Rapport, p. 95.
[8] Rapport, pp. 66 et 71.
[9] Rapport, pp. 62-66.
[10] «Les Forensic Nurses interviennent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 dans tous les services d'urgence, se?curisent les traces me?dico-le?gales, conseillent les personnes concerne?es - gratuitement, en toute confidentialite? et, si elles le souhaitent, sans de?po?t de plainte imme?diat ; la se?curisation des traces est expresse?ment possible me?me sans signalement a? la police (secret professionnel)», pp. 65-66 du rapport.
[11] Rapport, pp. 100-101.
[12] RS 142.20.
[13] Amacker et al., Postulat Feri 16.3407, Analyse der Situation von Flüchtlingsfrauen, Zur Situation in den Kantonen, 18 mars 2019, https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/77027.pdf
[15] Il s’agit des décisions n° 169/2021, 171/2021 et 172/2021 du CEDAW à l’encontre de la Suisse, disponibles sur ce lien (https://tbinternet.ohchr.org).

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