Manquement des autorités nationales à leur obligation positive de protéger la vie de la requérante des violences de son compagnon

Spendenbutton / Faire un don
Gender Law Newsletter FRI 2025#2, 01.06.2025 - Newsletter abonnieren

EUROPE: DROITS HUMAINS (OBLIGATION DE PROTÉGER CONTRE LES VIOLENCES DOMESTIQUES)

Cour européenne des droits de l'homme, arrêt du 3 avril 2025, N.D. contre Suisse (requête n°56114/18)

La Cour européenne des droits de l'homme (ci-après "la Cour") précise que les autorités ne peuvent pas se contenter de la perception du risque exprimée par la victime (qui n’avait même pas connaissance de la somme des éléments à la disposition des autorités). C'est d'autant plus le cas lorsque le signalement du risque est effectué par le médecin d’une personne qui a commis un meurtre et un viol et qui a été remise en liberté assortie d’une interdiction d’entrer en contact avec son ancienne compagne et d’une obligation de se soumettre à un contrôle probatoire (Schutzaufsicht) et à une psychothérapie. Dans un tel cas, les autorités doivent compléter l’évaluation du risque par leur propre appréciation et procéder à une évaluation autonome et proactive.

En introduction, la Cour précise que «[l]a requête concerne, sous l’angle de l’article 2 [CEDH], l’obligation positive des autorités suisses de protéger la vie de la requérante contre les agissements d’autrui, à savoir, en l’espèce, les actes d’enlèvement, puis, durant onze heures, de séquestration, viol et maltraitance que l’intéressée a subis de la part de son compagnon à la suite de l’annonce de son intention de mettre fin à leur relation» (§ 1).

Extrait du regeste de l'arrêt sur le site web du Tribunal fédéral suisse: «Selon la Cour, les autorités n'ont pas fait tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour empêcher la réalisation du risque certain et immédiat pour la vie de la requérante, dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. Elle relève l'absence tant d'une évaluation adéquate du risque pour la vie de la requérante que des mesures opérationnelles qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d'atténuer le préjudice causé. En raison du défaut de coordination suffisante entre les différents services et des lacunes du droit interne alors applicable, les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger la vie de la requérante au titre de l'art. 2 CEDH ([§ 58-77]).
Conclusion: violation de l'art. 2 CEDH.
»

La Cour rappelle que «Dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 [CEDH] peut mettre à la charge des autorités l’obligation positive d’adopter préalablement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui» (§ 59).
Il y a violation de cette obligation positive si «les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un individu donné était menacé de manière réelle et immédiate dans sa vie du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles n’ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque» (§ 60). Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat (§ 62). Pour évaluer le risque immédiat et réel pour la victime, les autorités ont l’obligation de mener une évaluation autonome, proactive et exhaustive du risque de létalité (§ 63).

Dans le cas concret, la Cour considère tout d’abord, notamment eu égard au fait que X avait harcelé la requérante par téléphone et par SMS précédemment aux faits litigieux et «[...] compte tenu du fait que le parcours de X était marqué par la violence récurrente exercée contre ses partenaires successives, y compris un féminicide commis en 1993 […], les agissements litigieux relèvent de la qualification de violence à l’égard des femmes» (§ 64).

Sur la question de savoir si les autorités connaissaient ou auraient dû connaître le risque auquel la requérante était exposée, «la Cour considère que les autorités nationales, prises dans leur ensemble, avaient connaissance tout à la fois de la relation qu’entretenait la requérante avec X, des antécédents de celui-ci, et de la réalité et du caractère imminent du danger qu’il pouvait représenter». Cela concerne en particulier le fait que «les situations de séparation étaient particulièrement difficiles pour X et susceptibles de déclencher chez lui des actes violents». Il s'agit d'indicateurs considérés comme des marqueurs caractéristiques d’un risque élevé. (§ 66).

En ce qui concerne la naissance de l’obligation pour l’État défendeur de protéger la requérante, la Cour relève que le médecin de X, après avoir été contacté par la requérante en raison du comportement de son compagnon (harcèlement par téléphone et par SMS), s’est adressé à la police avec le consentement de l’intéressée. La Cour estime que c’est ce signalement qui a fait naître l’obligation des autorités de protéger le droit à la vie de la requérante avec un degré de vigilance accru, même en absence de dépôt de plainte de sa part (§ 67).

Le policier qui a contacté la requérante après le signalement par le médecin de X – n’étant pas au courant des précédents de X – a certes agit correctement, selon la Cour. Elle estime cependant que «le Gouvernement n’a pas rapporté la preuve que les autorités avaient mené, à compter du moment où la police a été contactée par le médecin de X […] puis, après le versement dans le système informatique de l’extrait du registre de police, une évaluation du risque répondant aux exigences attachées au respect de l’article 2 [CEDH] [...]». Elle précise que les autorités ne peuvent pas se contenter de la perception du risque exprimé par la victime (qui n’avait pas, en l'occurrence, connaissance de la somme des éléments à la disposition des autorités): elles doivent la «compléter par leur propre appréciation de manière à procéder à une évaluation autonome et proactive » (§ 73).

Conclusion: «Tout en saluant l’initiative spontanée du policier [...], [la Cour] relève l’absence tant d’une évaluation adéquate du risque pour la vie de la requérante que de mesures opérationnelles qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé». Elle constate dès lors une violation de l'article 2 CEDH (§ 76).

La requérante demande 560'684 CHF pour dommage matériel, somme qu’elle ventile comme suit : 76'447 CHF pour perte de gain, 79'011 CHF à titre de dommage direct de rentes de vieillesse et 344'614 CHF pour préjudice ménager.  La Cour considère que le lien de causalité avec la violation de l’obligation de protection des autorités n'est pas étayée (§ 84). Elle lui reconnaît par contre 30'000.00 € pour dommage moral (en plus des 45'000.00 € déjà reçus dans le cadre du dispositif suisse d'aide aux victimes; § 86), ainsi que 22'000 € pour frais et dépens (§ 91).

Accès direct à l’arrêt (https://hudoc.echr.coe.int)