Considérations sur le Droit de grève

SUISSE: LIBERTÉ SYNDICALE

Considérations sur le Droit de grève 
 
Par Isabelle FELLRATH
On parle du 14 juin plus sous l’angle de la légitimité de l’action envisagée que du bien fondé des revendications exprimées. Subtile : on élude le débat de fond en tergiversant sur les incertitudes de forme. Dans un chaos le plus parfait, certains employeurs se montrent magnanimes, offrant à leurs employé(e)s la possibilité de prendre un jour de congé pour l’occasion. Les géants orange de la distribution, plus pragmatiques et alarmistes, fixent des quotas de fonctionnement minimum ; qu’ils se rassurent, leurs performances ne seront pas tant affectées par l’absence de leur personnel féminin que par la réduction de la clientèle. Et puis il y a les irréductibles intransigeants et sanctionnateurs, notamment dans le secteur horloger, champions de la rigoureuse ponctualité. Tous en revanche sont unanimes : le mouvement du 14 juin – un « moyen de combat relevant du droit collectif du travail » plus qu’une grève proprement dite –  est illicite dans la mesure où les conditions de son exercice ne seraient pas réalisées (art. 28 CstF, et implicite art. 11 CEDH). D’abord, le mouvement ne se rapporterait pas aux relations de travail mais s’apparenterait plus à une grève politique visant à faire pression sur les autorités et les entreprises. La dimension pluridisciplinaire, plurigénérationelle et plurisectorielle est l’élément charnière du mouvement. L’expérience enseigne qu’il est illusoire de prétendre agir effectivement sur des conséquences spécifiques – les discriminations salariales, la sous-représentation des sexes dans divers secteurs par exemple – sans prendre en considération les causes contextuelles qui les perpétuent (E. Badinter, Le Conflit : la femme et la mère, Flammarion 2010, chap. IV et V.). Ensuite, le mouvement ne serait pas conforme aux obligations de préserver la paix du travail et d’épuiser tous les moyens de négociation et de conciliation préalables (ultima ratio). Il est vrai que l’ancrage constitutionnel de l’égalité des sexes ne date « que » de 1981 et que la complexité et les enjeux de la cause égalitaire sont tels que des décennies ne sont pas de trop pour en venir à bout. Par ailleurs, le principe de la proportionnalité ne serait pas respecté puisqu’il existerait des mesures moins incisives pour atteindre le but visé. Lesquelles ?  Enfin, la grève ne serait pas appuyée par une organisation de travailleurs au sens stricte du terme ; il ne s’agit donc pas d’un « acte d’association ». Exit les femmes non syndiquées.
Admettons. Le mouvement est principalement politique et pourrait dès lors ne pas rentrer dans le cadre obtus du droit suisse. Et alors ? Sous réserves du respect des restrictions classiques bien comprises des services publics indispensables encore récemment rappelées par notre Haute Cour (ATF 144 I 306 c. 4.3.1), les employeurs publics ou privés sanctionneront-ils les employé(e)s qui braveraient les interdits faute d’autres outils légaux pour justifier de leur absence ? Faut-il s’attendre à des avertissements, des suspensions du versement de rémunération ou des déductions de vacances proportionnelles à la suspension de la prestation de travail, voire pire, des licenciements immédiats? On en doutera. Non pas tant parce que ces mesures ne seraient pas légales. Elles le seraient, sous réserve du licenciement qui, même précédé d’un avertissement avant la date fatidique (une menace donc) serait disproportionné, un jour de grève n’impliquant vraisemblablement pas une « rupture définitive du rapport de confiance »(ATF 111 II 245 p. 259). On en doutera parce que ces mesures ouvriraient inévitablement la boite de pandore d’injustifiables inégalités. On en doutera parce qu’à l’ère du tout public inauguré par le mouvement #MeToo, il est illusoire de penser que les sanctions qui seraient prises resteraient cloitrées dans l’enceinte d’un foyer, d’un bureau, d’une entreprise ou d’une administration. Le temps du silence résigné, pour bon nombre, est révolu. Il est en réalité probable que les sanctions seront rares, non pas tant par solidarité que par opportunisme, afin d’enrayer le mouvement à sa source et d’éviter qu’il ne s’exacerbe et ne perdure au-delà de quelques heures de débrayage. 
Cela clarifié, il serait primordial de maintenir, dans ce climat bon-enfant, une certaine mesure de contestation et de formuler des prétentions simples et claires, inspirées par exemple des dix revendications formulées par le Syndicat des services publics (SSP), afin que l’on se souvienne du 14 juin non pour le débat de forme, mais pour les questions de fond soulevées.
Cet article a été publié dans Le Temps, 30 avril 2019, p. 8

 [AF1]Lien vers l’arrêt : http://relevancy.bger.ch/php/clir/http/index.php?lang=de&type=show_document&highlight_docid=atf://111-II-245:de&print=yes
 [AF2]